25.
— Ari. Ton type a sans doute passé la nuit et la matinée dans un sous-sol. Il vient de réapparaître il y a tout juste deux minutes. Il marche dans la rue du Faubourg-Saint-Antoine, direction de Nation…
Mackenzie n’en revenait pas. D’un seul coup, tout s’accélérait. Son enquête prenait enfin un peu de consistance. C’était souvent ainsi. D’abord, on piétinait, perdu au milieu de plusieurs pistes, et puis soudain un fil venait et toute la pelote se déroulait.
— OK. Ne coupe pas, je prends un taxi et j’y vais, répondit-il sans perdre une seconde.
Il chercha son kit mains libres dans sa poche, le brancha sur son portable et plaça l’écouteur dans son oreille. Il sortit au pas de course de la rue Cadet puis héla un taxi.
Une fois à l’intérieur du véhicule, il décida de tenter quelque chose. Il tendit sa carte de police au chauffeur, un grand roux d’une trentaine d’années.
— Bonjour monsieur, je suis un agent de la DCRG, je suis en mission, j’ai besoin que vous m’emmeniez au plus vite rue du Faubourg-Saint-Antoine…
— Mais… Vous plaisantez, là ? Vous n’avez pas de voiture dans votre service ?
— Pas ici, non, et je n’ai pas le temps d’en récupérer une, alors soyez gentil, foncez !
— Euh… Oui, mais, euh… Je respecte les limitations de vitesse, moi… Il me manque assez de points comme ça sur mon permis !
— Ne vous en faites pas, j’en prends la responsabilité… Il n’y aura pas de problème, lança Ari. Allez, dépêchez-vous, bon sang !
Impressionné, le chauffeur finit par obtempérer. Il appuya sur l’accélérateur et la voiture partit sur les chapeaux de roues.
La voix de Morand, hilare, grésilla dans l’oreillette.
— Bravo, Ari ! Je vois que tu as toujours des méthodes irréprochables…
Ari se contenta de sourire, en espérant que le chauffeur ne le voyait pas.
La voiture fonça sur la voie de bus et Mackenzie se demanda même si le taxi n’y prenait pas un certain plaisir.
— Il est à pied ? chuchota Ari dans le petit micro qui pendait sur sa chemise.
— J’en ai bien l’impression pour le moment, confirma Morand. Il n’avance pas vite. Il continue de remonter vers la place de la Nation.
Ari s’approcha du fauteuil passager devant lui et fit signe au conducteur de maintenir le rythme.
— Je le grille ? demanda celui-ci à l’approche d’un feu rouge.
— Ralentissez. Si vous ne voyez personne, passez.
Le chauffeur s’exécuta. Il laissa passer une voiture sur la droite puis s’engouffra sur le carrefour et le traversa en accélérant.
— J’ai le droit de savoir ce que vous faites, exactement ? tenta-t-il en jetant un coup d’œil dans son rétroviseur central.
— Je dois intercepter un criminel. Allez !
De l’autre côté du fil, Ari entendait les rires de son collègue. Tout ça n’était pas réglementaire, et compte tenu que l’analyste n’était même pas censé être en service, il espéra ne pas tomber sur un agent de la circulation un peu trop zélé.
— Il vient de tourner à gauche, rue de Charonne.
Ari pesta. Ils n’étaient même pas encore arrivés à Bastille. Mais le chauffeur se débrouillait plutôt bien et prenait de bonnes initiatives. Dès qu’il voyait qu’une voie de bus était bouchée, il changeait brusquement de file et se glissait entre les autres voitures, récoltant au passage coups de klaxons et poing levé.
— Il s’est arrêté, annonça la voix de Morand dans son écouteur.
Au loin, l’ange de la place de la Bastille se profila entre les rangées d’immeubles.
— On n’est plus très loin, expliqua Ari.
— Je sais, bonhomme, je sais.
Emmanuel Morand ne faisait pas les choses à moitié. Il ne s’était pas contenté de tracer l’homme qu’ils poursuivaient. Il avait également localisé le portable d’Ari sur ses moniteurs et suivait toute la scène en direct depuis le centre d’écoutes de la DST.
— Dis à ton chauffeur de couper par la prochaine à gauche !
Ari répéta la consigne au taxi.
— Le type se remet à bouger. Je pense qu’il est monté dans une voiture…
Le taxi donna un coup de volant et obliqua vers la gauche. La voiture entra dans la rue du Pasteur-Wagner en crissant des pneus. Ils franchirent le canal à pleine vitesse.
— On dirait que vous avez fait ça toute votre vie, encouragea Ari, étonné par la fougue grandissante du chauffeur.
— Il ne faut pas sous-estimer les taxis parisiens, monsieur !
Il réinséra parfaitement sa voiture dans l’axe et fonça vers le nord, les deux mains cramponnées au volant.
— Ari, le type vient de tourner dans la rue des Taillandiers.
Mackenzie eut une hésitation, puis il débrancha son kit mains libres et approcha son téléphone du conducteur.
— Manu, je te mets sur haut-parleur, le chauffeur t’entend.
— Parfait. Vous êtes trois rues derrière lui. Ralentissez un peu, le temps que je voie de quel côté il tourne.
Le taxi relâcha l’accélérateur.
— Prenez tout de suite à gauche ! s’exclama Morand.
Le chauffeur s’exécuta, manquant heurter le rétroviseur d’une camionnette au coin de la rue.
— Prenez la rue Boule, puis à droite dans la rue Sedaine et vous êtes derrière lui.
La voiture s’engagea dans les rues indiquées par Morand. Mais soudain, le taxi écrasa la pédale de frein. Les pneus émirent un cri strident sur l’asphalte lisse. Ari se rattrapa de justesse au dossier devant lui pour ne pas passer par-dessus.
Un camion-poubelle bloquait le passage au milieu de la rue.
— Désolé ! lâcha le conducteur.
— Manu, on est bloqués par un camion !
— OK. Revenez au croisement derrière vous et contournez par la droite.
Sans perdre de temps, le chauffeur engagea la marche arrière, passa la main droite derrière le fauteuil passager et accéléra d’un coup en faisant hurler le moteur. Tant bien que mal, il maintint une trajectoire rectiligne. Fort heureusement, personne n’était venu bloquer la rue derrière eux. Au croisement, il immobilisa la voiture et repartit brusquement en avant. Il contourna alors le pâté de maisons par la droite. Quand ils furent dans la bonne rue, ils ne virent aucune voiture devant eux.
— Il est où, bordel ?
— Il a tourné à droite, rue Basfroi, expliqua Morand.
Le taxi donna un nouveau coup d’accélérateur puis vira du bon côté.
— Voilà, il est devant vous ! s’exclama Morand, satisfait.
— Attends, il y a deux voitures, grogna Ari. Comment savoir dans laquelle il est ?
— Ah, merde ! Bon, eh bien collez la première voiture, je vous dirai à combien de mètres vous êtes de lui.
— On est collés, là !
— Alors c’est pas celle-là. Ce doit être celle encore devant.
Ari ouvrit sa fenêtre, se pencha à l’extérieur et essaya de mieux voir la voiture qui était en tête de file. C’était une Rover assez récente, gris mat, et il n’y avait qu’un seul homme à l’intérieur.
— Je pense que je le tiens ! s’écria Ari. Essayez de doubler le type devant nous !
— Il n’y a pas la place, répliqua le taxi, désolé.
— Reste patient, Ari.
La Rover tourna dans une rue à gauche.
— Tu le vois tourner, là ? demanda Ari dans le petit micro.
— Oui, à gauche.
— Alors c’est sûr, c’est bien lui.
La voiture devant eux continua tout droit. Ils se retrouvèrent enfin derrière le suspect.
— Et maintenant, qu’est-ce que je fais ? s’inquiéta le chauffeur de taxi.
— Pour l’instant, on le suit, répondit Mackenzie qui avait du mal à garder son calme.
Ils restèrent quelques mètres en retrait. Ari espérait que le type ne les remarquerait pas.
La Rover tourna à nouveau dans une rue, puis son conducteur ralentit, s’immobilisa et enclencha son clignotant. Il allait faire un créneau et se garer là.
— Lâchez-moi un peu plus loin. Manu ? C’est bon, je tiens le mec, je coupe. Je te rappelle au cas où…
— Ça marche. Fais attention à toi, ne joue pas les gros bras, hein ? C’est plus ton boulot…
Ari raccrocha au moment où le taxi s’arrêtait sur une place de livraisons.
— Dépêchez-vous, monsieur, votre type est sorti de sa voiture, pressa le chauffeur.
Mackenzie sortit et se pencha à la fenêtre du taxi.
— Combien je vous dois ?
— Laissez tomber, j’ai même pas démarré le compteur.
Il lui adressa un sourire reconnaissant et partit d’un pas rapide vers son suspect. Il le vit qui marchait en direction d’un immeuble en pierre blanche. C’était un grand blond, plutôt carré, les cheveux taillés en brosse. Il était à quelques mètres à peine, à présent.
Ari glissa la main sous son manteau, pour vérifier que son magnum était toujours dans son holster, comme s’il avait pu disparaître… Il serra une seconde la crosse dans sa main, cherchant à se rassurer, puis il accéléra le pas. Le type ne semblait pas l’avoir remarqué.
Au bout de la rue, le grand blond poussa une haute porte cochère et se faufila à l’intérieur du bâtiment. Ari se précipita et entra à son tour dans le hall obscur, typique des vieux immeubles parisiens : pavés carrés au sol, trottoirs de chaque côté de l’allée centrale, moulures au plafond et grandes portes vitrées menant à deux escaliers opposés.
Mais alors qu’il s’était arrêté pour tenter de deviner de quel côté était parti son suspect, il sentit soudain un grand choc sur la nuque.
Ari s’écroula sur le sol en poussant un râle de douleur. Il eut la vue troublée quelques courtes secondes, le champ de vision comme empli de mille étoiles brillantes, puis il reprit rapidement ses esprits. Il recula malhabilement sur ses coudes et découvrit devant lui la silhouette du grand blond, les deux poings serrés. Il porta aussitôt sa main vers son holster, mais le type ne lui laissa pas le temps de saisir son arme et jeta ses cent kilos de muscles sur lui. Mackenzie releva les genoux pour bloquer son adversaire et tenta de le saisir au cou. Il ne parvint pas à l’arrêter et reçut un coup de tête en plein front. À nouveau, sa vue se brouilla, et cette fois il crut qu’il allait perdre connaissance.
La colère et l’instinct de survie lui donnèrent toutefois la force de relever son bras pour bloquer les nouveaux assauts du colosse. Il réussit à placer son poignet sous la pomme d’Adam du grand blond et appuya dessus de toutes ses forces. Celui-ci poussa un grognement avant de reculer pour ne pas étouffer. Ari profita de cette seconde de retrait pour balancer, de sa main gauche, un large crochet au visage de son attaquant. L’homme encaissa le choc sans grogner. Aussitôt, Ari lui asséna un deuxième coup de poing, du droit cette fois, plus puissant. Le grand blond reçut la frappe en pleine tempe. Il fit un bond sur le côté, dégageant presque complètement le corps d’Ari.
Mackenzie glissa en arrière et se releva. Il remarqua alors le tatouage sur l’avant-bras de son adversaire. Le même que celui qu’il avait déjà vu sur l’homme chez lui. Un soleil noir.
Avant qu’Ari n’ait eu le temps de récupérer son arme, le grand costaud lui sauta dessus et lui saisit les deux jambes pour le faire tomber à la renverse. Mackenzie perdit l’équilibre et ne put ralentir sa chute. Il s’écroula lourdement contre l’une des deux portes vitrées. Les innombrables petits carreaux volèrent en éclats et quand Ari atterrit sur le sol au milieu des morceaux de verre, il sentit les multiples coupures sur ses mains et son dos. Il tenta péniblement de se relever, au milieu des débris qui jonchaient le sol. Avant de se remettre sur les pieds, il vit le grand blond se précipiter vers la porte cochère.
— Putain ! Mais qu’est-ce que c’est que ce mec !
Ari enleva rapidement quelques bouts de verre plantés dans ses paumes puis se hâta à son tour vers la porte.
Une fois dehors, il jura : le type avait déjà démarré sa voiture. Sans perdre une seule seconde de plus, Ari pointa son arme en direction du conducteur.
— Stop, police ! hurla-t-il, sans vraiment y croire.
Le véhicule quitta sa place et s’engagea dans la rue.
Ari tira une première balle. La custode arrière vola en éclats, mais la voiture filait toujours. Il courut au milieu de la chaussée, tira une deuxième balle, puis une troisième. En vain. Le type venait de tourner dans la première rue à droite.
— Merde et merde et merde ! s’écria Ari en attrapant son téléphone.
Tout en composant le numéro de Morand, il courut dans la direction où s’était enfui le suspect. Son collègue répondit rapidement. Il suivait probablement toute la scène depuis le centre de la DST.
— Je l’ai perdu ! s’exclama Mackenzie. Vite, dis-moi où il est ?
— Ben… Il est juste derrière toi, dans l’immeuble.
— Hein ? Dans l’immeuble ?
— Le signal ne bouge plus depuis une bonne minute. J’ai cru que tu lui avais fait la peau, mon pote.
— Eh merde, il a dû lâcher son portable, l’enfoiré !
Mackenzie se laissa tomber lourdement sur un banc.
— L’enfoiré ! répéta-t-il.
Il avait été à deux doigts de l’intercepter. Quel gâchis ! Un à un, il enleva les éclats de verre encore plantés dans ses mains, puis il se releva et retourna dans le hall de l’immeuble. Il n’y avait toujours personne. Visiblement, malgré le vacarme de la porte qui avait explosé, la bagarre n’avait pas attiré l’attention des voisins. Pas encore en tout cas. Après avoir ramassé le téléphone du grand blond, il sortit dans le vent de l’hiver.
Il marcha dans la rue d’un pas décidé. Cela ne servait à rien de désespérer. Il n’avait pas tout perdu. Ce téléphone renfermait peut-être des informations précieuses. Et puis il y avait ce tatouage : plus il y pensait, plus Ari était certain d’avoir déjà remarqué ce symbole quelque part.
L’information essentielle, toutefois, c’était qu’il y avait bien un lien entre le type qu’il avait tué dans son appartement, le grand blond et les assassinats des derniers jours. Ce qui signifiait que, tout compte fait, il n’avait pas affaire à un meurtrier en série, mais plutôt à une organisation criminelle. Les tueurs en série agissaient seuls, ou en couple à la limite, mais là, à sa grande surprise, son enquête le menait dans une direction bien différente : une entreprise de crime organisé qui déguisait ses homicides en meurtres en série. Oui, peut-être était-ce cela.
Ari regarda sa montre. Il était déjà 14 heures. Il songea qu’il aurait tout le temps d’étudier la question de plus près le soir même. Pour le moment, il avait autre chose à faire.